Ukraine : 24 heures à Kharkiv, où la vie continue malgré la guerre
Le projectile s’est écrasé sur l’immense marché de gros, l’un des plus vastes d’Europe, au milieu de la nuit du 5 au 6 février 2025. Le personnel de la mairie commence à déblayer le secteur du marché touché par l’explosion, tandis que les commerçants tentent de sauver les marchandises et les équipements qui peuvent l’être.
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Selon Olena Klymenko, l’attachée de presse du marché de Barabashovo, le drone de fabrication iranienne Shahed 131 qui s’est écrasé là il y a quelques heures a détruit quelque 200 pavillons commerciaux. "Personne n'a été blessé au moment de la frappe. Il n'y avait pas d'acheteurs ou de vendeurs, car c'était la nuit, mais l'infrastructure est gravement endommagée."
Avec précision, la jeune femme égrène les informations communiquées par le bureau du procureur aux journalistes présents. Si la région de Kharkiv a été touchée par plus de 20 000 frappes de tous types depuis le 24 février 2022, date du début de l'invasion russe, le marché a été épargné pendant presque trois ans.
"Le 22 mars 2022, un bombardement avait provoqué un incendie de grande ampleur. Environ 20 % du marché a brûlé", explique-t-elle au milieu des débris de verre et des structures métalliques enchevêtrées.
En ce matin froid de février, aucun signe de panique. Les bus et le métro qui desservent ce marché situé un peu en périphérie de Kharkiv fonctionnent normalement. Chacun vaque à ses occupations. Les commerçants se demandent s’ils pourront trouver d’autres emplacements dans ce marché qui s’étale sur une centaine d’hectares. Situé à moins de 40 kilomètres de la frontière avec la Fédération de Russie, le pays voisin était le principal client et fournisseur du marché jusqu'en 2014.
Dans la pâle lumière du matin, les enfants se tiennent par la main pour entrer en classe. À la queue leu leu, ils se déchaussent et descendent des escaliers pour rejoindre les salles de cours… situées à 10 mètres sous terre.
Ouverte en janvier, c’est la deuxième école souterraine construite à Kharkiv pour permettre aux enfants et aux enseignants de rompre avec l’isolement des cours en ligne, en toute sécurité. Elle peut accueillir 800 élèves par jour, venant de quatre écoles du quartier pour trois demi-journées hebdomadaires.
Outre ses 1 200 mètres carrés, 17 salles de classe, le wifi, et la présence d'un garde de sécurité et d'une infirmière, l’école est également équipée d’une lourde porte blindée et d’un système d’aération permettant de résister à un bombardement ou à une attaque bactériologique, chimique ou nucléaire.
Dans une salle de classe, les enfants réalisent une chorégraphie sur la chanson du chien démineur “Patron”, un héros national.
"Lorsque la guerre a commencé, nous avons réalisé que les enfants ne pouvaient pas étudier dans les écoles. Alors le maire de Kharkiv, Ihor Terekhov, a pris l'initiative d'organiser des cours en dehors des écoles. Au début, elles se trouvaient dans le métro. Il y a environ un an et demi, la décision a été prise de construire des écoles souterraines", explique Svitlichna Olena.
La cheffe du département de l'éducation de ce district ajoute que six autres écoles et un hôpital enterrés sont en construction grâce à des financements en partie venus de l’étranger. Cette école a bénéficié d’un don de Taïwan.
Enjouée, lançant des saluts et des sourires à tous, la responsable est intarissable sur les bienfaits du retour à l’école en présentiel, même s’il se déroule 10 mètres sous terre.
Larissa, la professeure de littérature, est elle aussi ravie de retrouver ses élèves. "Nous ne les avions pas vus depuis le début de la guerre, il y a trois ans. C'est un immense changement", estime l'enseignante de 22 ans, sans éclipser les difficultés des enfants. "Beaucoup souffrent, car leurs parents combattent parfois. Certains ont perdu leurs parents. Chaque matin, nous observons une minute de silence. Nous honorons la mémoire de nos héros et nous rappelons que nous sommes en état de guerre."
Sabina et sa copine partagent l’enthousiasme des professeurs et du personnel. "L’école, c’est mieux avec les copains et ça permet de sortir de chez soi, expliquent-elles. "C'est inhabituel [d’être en sous-sol], mais c'est vraiment génial de retrouver mes camarades de classe. C'est cool !", dit Alicia, 11 ans. "Je me sens en sécurité, parce que je sais qu'il y a beaucoup de monde ici, il y a des enseignants, il y a des gardes [...]. Ce n'est pas la normalité, mais nous n'avons pas le choix", ajoute Sabina, pour qui Kharkiv est la "meilleure ville du monde".
L’absence de récréation à l’extérieur et la collation de 10 h, vite avalée dans la salle de classe, ne semblent pas entamer la bonne humeur générale. "Vous savez, nous les habitants de Kharkiv, nous sommes spéciaux. Kharkiv est faite de béton armé, Kharkiv est incassable", explique la responsable municipale. "Nous n'avons pas été vaincus, nous ne savons pas à quoi nous attendre d'un voisin comme la Russie, nous ne savons pas s’il y aura des négociations pour retrouver la paix, mais nous assurons la protection de nos enfants", dit-elle.
11 h 30 : au Mémorial des soldats tombés au front, place centrale de Kharkiv
La résilience, la détermination et le calme des habitants de Kharkiv impressionnent. Pourtant, le front et son cortège de souffrances n’est pas loin, à seulement 35 kilomètres du centre-ville. Il est aussi dans toutes les têtes. En trois ans, la guerre a endeuillé de nombreuses familles.
C’est le cas de Yulia Datsko, la directrice d’une école de la ville. Comme souvent, elle se rend devant le bâtiment de l’administration régionale de l’oblast de Kharkiv, partiellement détruit par un missile russe en mars 2022, aux premières heures de la guerre.
Elle indique le petit drapeau ukrainien bleu et jaune où figure le nom de son mari, Volodymyr, mort au combat dans le Donbass en octobre 2024. Officier de réserve, il s’était porté volontaire aux premiers jours de la tentative d’invasion de l’Ukraine par l’armée russe.
D’abord simple combattant, il fut ensuite réintégré dans son grade de major. Il commandait un groupe de logistique et de soutien dans le village de Yasna Poliana, entre Donetsk et Pokrovsk, juste avant qu’il ne tombe aux mains des troupes russes. Son corps est resté sur le champ de bataille, mais ses camarades ont fait parvenir à sa veuve des photos de son corps sans vie.
"Mon mari n’a pas de tombe. Yasna Poliana est aujourd’hui en territoire occupé. C’est très important d’avoir un tel endroit pour honorer sa mémoire. Malheureusement, beaucoup de familles n’ont pas pu retrouver les dépouilles de leurs proches pour les enterrer correctement", dit-elle avec émotion.
Ses garçons; âgés de 14 et 20 ans, viennent régulièrement se recueillir ici. L'aîné fait des études de médecine et travaille comme ambulancier avec les services d’urgence. La famille est immergée dans le quotidien de la guerre.
"Sans mon travail, je serais devenue folle. J’avais une très belle relation avec mon mari. Cette perte a été très douloureuse pour moi, elle le sera jusqu’à la fin de ma vie. C’est pourquoi le travail m’a sauvée psychologiquement. À l'école, je peux aider les gens – les enfants comme les parents. Quand on aide les autres, on parvient plus facilement à surmonter son propre chagrin", explique-t-elle
"Comme probablement tous les Ukrainiens, j'attends que la guerre prenne fin, que la paix revienne pour que mes enfants puissent vivre, développer le pays et travailler. Je veux que ce cauchemar prenne fin, que mon fils devienne médecin. Un médecin pacifique, qui aide les gens, comme son père l'aurait voulu", ajoute Yulia.
14 h 45 : un ambulancier hanté par des images insoutenables
Le fils de Yulia n’a pas souhaité nous rencontrer. Mais l’un de ses camarades, Denys, un timide jeune homme de 21 ans, a accepté de nous emmener sur le site d’une frappe russe qui l'a profondément meurtri et choqué. Étudiant en médecine et ambulancier, il est intervenu le 31 octobre 2024 au pied d'un immeuble d’une dizaine d’étages, suite au largage par un avion russe d’une bombe planante guidée.
Devant la construction éventrée, il témoigne : "C’était l’horreur, la panique, j’ai encore des flashbacks. Les services d’urgence déblayaient les décombres et recherchaient les victimes dans la partie basse, qui s’était effondrée. Ils nous ont amené un enfant qu’ils avaient sorti de là. Il était dans un état très grave. Nous l’avons immédiatement pris en charge, mais il n’a pas survécu. Il avait 12 ans."
Ambulancier depuis un an et demi, Denys veut faire tout ce qu’il peut pour aider les habitants de sa ville. "La guerre ne dépend pas de nous, mais il faut que des gens soient prêts à porter secours aux autres. Il faut garder la tête froide pour pouvoir aider. Je ne sais pas quoi dire de plus... Je suis épaté par le courage des gens."
Son responsable, Ruslan, constate que le travail des équipes de secours a profondément changé avec la guerre. "La Fédération de Russie est à 40 kilomètres, alors les interventions peuvent être très risquées. Mais ils ne sont pas parvenus à nous vaincre. Je pense que les habitants qui voulaient partir sont déjà partis, et ceux qui sont restés, il n'y a plus rien qui puisse les surprendre."
À Kharkiv, les loisirs sont rares. Dès la tombée de la nuit, les rues se vident et les restaurants ouverts ne font pas le plein. Le couvre-feu entre en vigueur à 23 h, plongeant la ville dans un épais silence jusqu'à 6 h du matin. Pour vaincre l’angoisse, la tristesse et l'isolement, l’opéra national de Kharkiv a repris ses représentations à l’été 2024.
Aujourd’hui, un récital d’air d’opéra français classique est programmé à 17 h dans le "Bunker", une salle de 400 places aménagée dans les sous-sols de l’imposant bâtiment à l’architecture brutaliste.
Dans la grande salle, où les représentations sont désormais interdites pour raisons de sécurité, le directeur estime que la reprise de l’activité culturelle est non seulement vital au moral de la population, mais aussi un devoir patriotique. "C’est de la propagande dans le bon sens du terme. Nous sommes un État et nous devons promouvoir la culture nationale ukrainienne", affirme Ihor Touluzov.
Ce soir, les spectateurs de tous âges se pressent pour écouter pendant une heure et demie l’air de Carmen de Bizet et d’autres œuvres lyriques de compositeurs français du XIXe siècle. À la dureté de la vie en surface succède un peu de légèreté, d’insouciance et de réconfort.
Avant la représentation, Yulia Antonova, une des solistes, confie que ces représentations miniatures, contraintes par la taille de la scène, les équipements disponibles et les horaires, sont "très importantes pour moi et pour les spectateurs. Lors de mon premier spectacle ici [dans le "Bunker"], je suis simplement montée sur scène, et j’ai vu les gens pleurer. Ils m'ont applaudie et m'ont dit : 'Vous êtes notre oxygène.'"
À la fin de la représentation, après un tonnerre d’applaudissements et une standing ovation, une femme très émue affirme que c’est la première fois qu’elle revient à l’opéra depuis le début de la guerre. "La créativité, l’art, la musique… Cela inspire vraiment et permet de se détendre un peu, d’oublier la guerre, ne serait-ce qu’un instant. Ce soir, je me sens redevenue une personne normale."
Une autre spectatrice ajoute que "c’est désormais la norme [d'être dans un bunker]. Nous remercions énormément les artistes de nous offrir la possibilité d’assister à ce spectacle."
20 h : un dîner en famille, car "mieux vaut être ensemble que dispersé"
Non loin de l’école souterraine, la famille de Sabina prépare le dîner. Leur appartement soviétique dispose de tout le confort moderne. Les parents, Marina, esthéticienne, et Elnour, commerçant, évoquent longuement leur errance durant les premiers mois de la guerre.
En février 2022, ils avaient quitté la ville alors que les combats faisaient rage et que les obus pleuvaient sur la ville. Direction l’ouest de l'Ukraine, puis la Pologne, l'Allemagne et enfin la France, où ils rejoignent des connaissances, accompagnés du chat et des grand-mères.
Trois mois après leur arrivée en Seine-et-Marne, ils font la route inverse. 3 000 kilomètres pour rejoindre un temps l’ouest de l’Ukraine et enfin Kharkiv, quand la contre offensive victorieuse de l’armée ukrainienne repoussa les forces russe hors de la région, à l’automne 2022.
Marina s’exprime en russe, et dit ses craintes quand les sirènes d’alerte aérienne se déclenchent dans la nuit. "Mais plus personne ne descend à la cave, nous nous sommes habitués", dit-elle.
"Nous nous sommes convaincus que tout ira bien. De toute façon, nous voulions rentrer chez nous. Nos enfants sont courageux, et nous aussi. Bien sûr, c'est effrayant. Les explosions sont effrayantes. Nous sommes assis ici le soir, les drones Shahed volent au-dessus de nous, et à chaque fois nous nous demandons où il va s’écraser", raconte-t-elle.
Elnour Huseinov, le père de Sabina, a entendu trop d’histoires de couples séparés par la guerre qui finissent par divorcer. Pour lui, il faut rester en famille coûte que coûte, chez soi. "Je ne peux pas vivre sans ma famille plus d’un mois", confie-t-il. Et à 35 ans, il n’a pas envie de repartir à zéro dans un pays étranger.
Dans un mélange de fatalisme et de résignation, il ajoute qu’il croit "que cette guerre finira un jour, comme toutes les guerres. Cela fait déjà trois ans que ça dure et nous avons déjà tellement attendu : d’abord que la guerre se termine, puis la contre-offensive, puis il y a eu l'élection de Trump... et maintenant, nous attendons encore. Il y aura de longues négociations. Quoi qu'il en soit, nous avons espoir. Si ce n'était pas le cas, nous ne serions pas revenus vivre à Kharkiv."
Kharkiv vit et résiste. Fleuron scientifique, artistique et commercial du pays, elle a cependant payé un lourd tribut. Selon des chiffres officiels, plus de 38 000 bâtiments, dont 200 écoles, ont été bombardés dans la région de Kharkiv depuis le 24 février 2024. Et 2 897 civils, dont 104 enfants, y ont laissé la vie.
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