[Avis d'expert] Pétrole, gaz et mobilité électrique : le Sénégal face au virage stratégique de ses transports (Dr Ibrahima Ka)
Dr Ibrahima KA est Maître de conférences en génie électrique à l’École Polytechnique de Thiès (EPT), au Sénégal, et responsable du Master Interuniversitaire en Énergies Renouvelables (MIER). Titulaire d’un doctorat en génie électrique de l’Université Grenoble Alpes, ses travaux de recherche portent principalement sur la mobilité électrique, l’électronique de puissance et l’intégration des énergies renouvelables dans les systèmes de transport et les réseaux électriques
Alors que le Sénégal entre dans une nouvelle ère énergétique avec le démarrage de la production de pétrole et de gaz, une autre transition, plus silencieuse mais tout aussi stratégique, est en cours : celle de la mobilité. Dans les rues congestionnées de Dakar, où les coûts économiques, sanitaires et environnementaux du transport routier représentent entre 8 et 10 % du PIB local, la question n’est plus de savoir si le pays doit transformer son système de transport, mais comment et à quel rythme.
Le lancement en 2024 du premier Bus Rapid Transit (BRT) 100 % électrique d’Afrique, avec 121 bus électriques articulés, un corridor de 18,3 km et une capacité cible d’environ 300 000 passagers par jour, marque un tournant majeur. Ce projet permet d’éviter près de 59 000 tonnes de CO₂ par an, soit environ 1,8 million de tonnes sur 30 ans, tout en réduisant significativement les émissions de polluants locaux. Il démontre que la mobilité électrique n’est ni une expérimentation lointaine ni un luxe réservé aux pays industrialisés, mais une solution concrète et opérationnelle adaptée aux réalités africaines.
Cette avancée intervient dans un contexte paradoxal. Au moment même où le Sénégal devient producteur d’hydrocarbures, avec près de 50 millions de barils de pétrole produits à Sangomar depuis 2024 et le démarrage des exportations de 2,51 millions de mètres cubes de GNL à Grand Tortue Ahmeyim en 2025, le pays s’est engagé, à travers sa Contribution Déterminée au niveau National (CDN), à réduire ses émissions de 5 à 7 % d’ici 2030, et jusqu’à 29,5 % sous condition d’appui international. L’enjeu est donc clair : utiliser les nouvelles ressources issues du pétrole et du gaz non pour prolonger la dépendance aux carburants fossiles, mais pour financer et accélérer la transformation du secteur des transports, responsable d’environ 35 % des émissions liées à l’énergie.
Le système de transport sénégalais, en particulier à Dakar, est soumis à une pression croissante. La région capitale concentre près de 24 % de la population nationale sur 0,3 % du territoire, avec une population passée de 3,8 millions d’habitants en 2020 à près de 7 millions attendus en 2040. Cette concentration se traduit par une explosion de la demande de mobilité dans un espace déjà saturé.
La congestion routière entraîne chaque année des pertes estimées à plus de 150 millions d’heures, tandis que la pollution de l’air liée au trafic routier expose 100% de la population dakaroise à des niveaux de particules supérieurs aux normes nationales. Le parc automobile, composé à plus de 80 % de véhicules de plus de dix ans, importés majoritairement d’occasion, accentue cette situation en augmentant la consommation de carburants et les émissions polluantes.
Dans ce contexte, le secteur des transports constitue l’un des principaux leviers de la transition énergétique. Il demeure largement dépendant des produits pétroliers raffinés, dont les importations pèsent lourdement sur la balance commerciale. Sans transformation structurelle de ce secteur, les objectifs climatiques et énergétiques du Sénégal resteront difficilement atteignables.
La mobilité électrique offre un double avantage. Elle permet une réduction immédiate des polluants locaux, améliorant la santé publique, et prépare un découplage progressif entre croissance de la mobilité et consommation de carburants fossiles. À mesure que le mix électrique national se décarbonera, avec une intensité carbone appelée à passer d’environ 500 gCO₂/kWh en 2021 à moins de 250 gCO₂/kWh à moyen terme grâce au gaz et aux renouvelables, l’avantage climatique des véhicules électriques se renforcera.
Le BRT de Dakar illustre une approche rationnelle : électrifier en priorité les usages à fort volume et à fort kilométrage. À lui seul, le projet permet de diviser par deux certains temps de parcours, passant de 95 minutes à environ 45 minutes sur l’axe Dakar–Guédiawaye, tout en améliorant l’accès à l’emploi et aux services pour plus de 60 % des habitants de l’agglomération.
Sa reproductibilité repose également sur son montage financier. Le projet, d’un coût global d’environ 600 millions USD, combine investissements publics, capitaux privés et financements concessionnels. Ce modèle montre que le coût initial élevé des bus électriques peut être amorti par des économies d’exploitation, une meilleure performance du service et des bénéfices socio-économiques durables.
L’entrée du Sénégal dans le cercle des pays producteurs de pétrole et de gaz constitue un tournant économique majeur. Toutefois, cette évolution pose une question stratégique centrale : comment exploiter ces ressources sans compromettre les engagements climatiques et la trajectoire de développement durable du pays ?
Malgré la production nationale d’hydrocarbures, le Sénégal reste fortement dépendant des importations de produits raffinés pour son parc automobile. Dans ce contexte, les revenus issus du pétrole et du gaz peuvent jouer un rôle de catalyseur en finançant la transition vers des modes de transport plus sobres et plus efficaces, plutôt qu’en prolongeant la dépendance aux carburants fossiles.
Le gaz naturel, en particulier, est appelé à jouer un rôle clé comme énergie de transition dans la production d’électricité, réduisant l’usage du fioul et du diesel. À mesure que l’électricité devient moins carbonée, l’avantage climatique de la mobilité électrique se renforce.
La comparaison avec le Rwanda met en lumière deux trajectoires différentes mais complémentaires. Privé de ressources fossiles, le Rwanda a fait de la mobilité électrique un levier de souveraineté énergétique, en ciblant prioritairement les motos électriques et les flottes professionnelles grâce à un cadre politique et fiscal incitatif. Le Sénégal, disposant désormais de ressources pétrolières et gazières, adopte une approche plus structurante, fondée sur des projets de grande échelle comme le BRT électrique.
Ces deux expériences montrent qu’il n’existe pas de modèle unique, mais une diversité de chemins vers une mobilité plus durable en Afrique, adaptés aux contextes nationaux.
La transition vers la mobilité électrique au Sénégal n’est plus une hypothèse. Elle est déjà en marche, portée par des projets concrets, des engagements climatiques clairs et une transformation du paysage énergétique. L’enjeu n’est plus celui de la faisabilité, mais celui de la cohérence, de la coordination et de la rapidité de mise en œuvre.
Faire de la mobilité électrique un pilier de la stratégie nationale de développement suppose des choix clairs : cibler en priorité le transport collectif et les usages intensifs, aligner les politiques de transport, d’énergie et d’urbanisme, mobiliser les revenus des hydrocarbures pour financer la transition, soutenir l’innovation locale et garantir une transition socialement inclusive. À ce prix, la mobilité électrique peut devenir un levier de souveraineté, de compétitivité et de qualité de vie pour les villes sénégalaises, et un signal fort de leadership climatique à l’échelle africaine.
Dans ce contexte, le pétrole et le gaz ne doivent pas être perçus comme un renoncement à la transition, mais comme une responsabilité accrue. Les ressources qu’ils génèrent offrent une opportunité rare de financer les infrastructures, les incitations et les compétences nécessaires pour transformer durablement le système de mobilité, préparer l’après-hydrocarbures et créer de nouvelles filières industrielles et d’emplois. Mal utilisées, elles risqueraient au contraire de figer le pays dans un modèle dépassé.
Faire de la mobilité électrique un pilier de la stratégie nationale de développement suppose donc des choix clairs : cibler en priorité le transport collectif et les usages intensifs, aligner les politiques de transport, d’énergie et d’urbanisme, soutenir l’innovation locale et garantir une transition socialement inclusive. À ce prix, la mobilité électrique peut devenir bien plus qu’une solution technologique : un levier de souveraineté, de compétitivité et de qualité de vie pour les villes sénégalaises, et un signal fort de leadership climatique à l’échelle africaine.
La première action structurante consiste à élaborer et adopter une stratégie nationale de mobilité électrique, portée au plus haut niveau de l’État. Cette stratégie doit fixer une vision à moyen et long terme, définir des objectifs chiffrés par segment (transport collectif, deux-roues, flottes, véhicules particuliers) et préciser les rôles des différents ministères et agences. Elle doit surtout assurer la cohérence entre politiques de transport, politique énergétique, fiscalité et aménagement urbain, afin d’éviter les initiatives dispersées. Un cadre clair donnera de la visibilité aux investisseurs privés et facilitera la mobilisation des partenaires techniques et financiers.
Plutôt que de viser une électrification diffuse et coûteuse, les décideurs doivent concentrer leurs efforts sur les usages à fort impact environnemental et socio-économique. Cela implique de prioriser le transport collectif (bus urbains, interurbains, BRT), les deux-roues et tricycles utilisés intensivement (moto-taxis, livraison), ainsi que les flottes captives (administrations, entreprises, services publics). Ces segments offrent les gains les plus rapides en termes de réduction des émissions, de pollution et de consommation de carburants, tout en permettant des modèles économiques plus facilement viables.
Les nouvelles recettes issues du pétrole et du gaz doivent être partiellement orientées vers un financement dédié à la transition de la mobilité. Concrètement, cela peut prendre la forme d’un fonds national ou de lignes budgétaires spécifiques destinées à soutenir l’électrification des transports. Ces ressources peuvent servir à financer les infrastructures de recharge, à compenser le surcoût initial des véhicules électriques, ou à garantir des investissements privés. L’objectif est de transformer une rente extractive temporaire en investissements durables, capables de réduire à terme la dépendance du pays aux carburants fossiles.
Un cadre fiscal lisible et incitatif est indispensable pour déclencher le passage à l’échelle. Les pouvoirs publics doivent introduire des mesures différenciées en faveur des véhicules électriques, notamment via des exonérations ciblées de droits de douane et de TVA, des avantages à l’immatriculation ou des mécanismes de bonus. En parallèle, il est nécessaire de renforcer progressivement les contraintes sur les véhicules thermiques les plus anciens et les plus polluants. Sur le plan réglementaire, des normes claires doivent être définies pour les véhicules, les batteries et les équipements de recharge, afin de sécuriser le marché et protéger les usagers.
Sans infrastructures adaptées, la mobilité électrique restera marginale. Les décideurs doivent intégrer la recharge électrique dans la planification urbaine et des transports, en priorité dans les dépôts de bus, les pôles multimodaux, les parkings publics et les zones à forte activité. Il est également crucial d’encourager des modèles économiques innovants, associant opérateurs privés, collectivités et distributeurs d’électricité. Pour les deux-roues, des solutions de recharge rapide ou d’échange de batteries peuvent offrir des réponses adaptées aux usages intensifs urbains.
La transition vers la mobilité électrique est aussi une transition des compétences. Il est impératif de mettre en place des programmes de formation ciblés pour les techniciens, ingénieurs, conducteurs et gestionnaires de flottes. En parallèle, les pouvoirs publics doivent soutenir la structuration d’un écosystème local capable de capter une partie de la valeur ajoutée : assemblage de véhicules, maintenance, services numériques, gestion des flottes. Cette approche permettra non seulement de réduire les coûts, mais aussi de créer des emplois qualifiés et durables.
L’essor de la mobilité électrique doit être accompagné d’une anticipation rigoureuse des impacts environnementaux, en particulier en ce qui concerne les batteries. Les décideurs doivent définir dès à présent un cadre national pour la collecte, la réutilisation, le recyclage ou l’exportation contrôlée des batteries en fin de vie. L’introduction de mécanismes de responsabilité élargie des producteurs permettra de sécuriser cette filière et d’éviter la création de nouveaux problèmes environnementaux, tout en favorisant l’économie circulaire.
Enfin, aucune transition ne peut réussir sans l’adhésion des usagers et des acteurs économiques. Les autorités publiques et les opérateurs privés doivent investir dans des campagnes de sensibilisation claires et factuelles, mettant en avant les bénéfices concrets de la mobilité électrique : économies d’exploitation, amélioration de la qualité de l’air, confort et fiabilité. Les projets pilotes, comme le BRT de Dakar ou les flottes électriques professionnelles, doivent être valorisés comme des démonstrateurs. L’implication des collectivités locales, des transporteurs et des citoyens est essentielle pour ancrer durablement le changement.
La mobilité électrique n’est pas seulement une innovation technologique ; c’est une politique publique transversale qui exige vision, coordination et investissements ciblés. Le Sénégal dispose aujourd’hui des ressources, des projets pilotes et des références africaines pour passer à l’échelle.
Commentaires (1)
Participer à la Discussion
Règles de la communauté :
💡 Astuce : Utilisez des emojis depuis votre téléphone ou le module emoji ci-dessous. Cliquez sur GIF pour ajouter un GIF animé. Collez un lien X/Twitter ou TikTok pour l'afficher automatiquement.